La version lue fait foi
Monsieur le Président de l'Assemblée nationale, permettez-moi d'abord de vous remercier pour l'accueil que vous me faites aujourd'hui; pour l'amitié que vous exprimez ainsi au peuple Québécois tout entier.
Vous le savez comme moi, les relations entre votre pays et le Québec se sont malheureusement un peu relâchées ces dernières années. C'était un flottement dont les autorités françaises n'étaient nullement responsables. De ma banquette de l'opposition, j'ai souvent eu à déplorer cette situation. A notre prise du pouvoir, il y a quatre mois, j'ai immédiatement indiqué ma volonté de redonner à notre relation l'intensité et la solidité qui doivent la caractériser.
Encore fallait-il qu'à Paris, on puisse trouver une égale volonté. L'histoire des peuples nous l'enseigne: il y a des refroidissements dont on ne se remet pas. Puisque nous sommes entre amis ce soir, je vous le dis franchement: j'avais quelques inquiétudes. Non que la France nous tourne le dos. Mais qu'elle hausse les épaules. Qu'elle se soit habituée, pendant ces quelques années, à substituer la politesse à l'amitié, la diplomatie à la fraternité.
M. le Président, ce soir, à cette première étape de ma visite officielle, vous nous avez donné la réponse de la France. Vous nous avez fait entrer par la grande porte. Vous avez fait en sorte que soient présents ici ce soir un nombre impressionnant d'invités de marque et de parlementaires, alors même que l'Assemblée nationale ne siège pas et que votre calendrier politique intérieur atteint ces jours-ci un niveau d'activité des plus élevés. Vous venez aussi de prononcer à notre endroit des paroles qui ne relèvent ni de la politesse, ni de la diplomatie, mais des paroles fortes et chaudes qui viennent du coeur. Nous ne l'oublierons pas.
Mais qu'est-ce donc que cette relation, pour qu'on y attache une telle importance? Elle est politique, bien sûr. Et les rencontres alternées au sommet, dont ma présence parmi vous aujourd'hui consacre la reprise, sont le format privilégié d'échanges politiques nécessaires à nos alliances et à nos projets. Au-delà, cette relation nous permet à nous, Québécois, de contrebalancer, par ce lien européen, l'extraordinaire pouvoir d'attraction du géant américain qui est à notre porte.
Elle est culturelle, aussi, car elle contribue à alimenter et renouveler constamment notre personnalité hybride, mi-européenne, mi-américaine. C'est cette conjonction qui nous permet, dans le domaine de la musique ou dans celui des logiciels, dans celui du film ou du cirque, de fondre dans le creuset québécois les influences d'ici et d'Amérique, et d'y apposer notre marque distinctive.
Voilà ce qu'elle est, cette relation. Mais il ne suffit pas "d'être". Encore faut-il "faire". Encore faut-il qu'elle prolonge et incarne l'action que nous menons, chacun chez nous, dans nos grands dossiers de politique intérieure. Encore faut-il qu'elle serve nos citoyens dans les défis qui s'offrent à eux. Et je pense que cette visite qui commence aujourd'hui présente comme rarement auparavant une grande correspondance avec le travail que nous accomplissons au Québec.
Mon gouvernement et celui de la France pensent qu'un effort important doit être fait pour que la jeunesse de nos deux pays trouve mieux sa place dans nos sociétés. Dans l'échelle de la vie que vous et moi avons grimpé depuis notre jeune âge, on dirait qu'il manque maintenant des échelons, dont l'absence rend plus difficile la poursuite des études, et surtout l'accès au marché du travail.
Il faut multiplier les initiatives pour réparer ce qui a été cassé. Il faut inventer de nouveaux moyens d'ascension. Depuis 1968, dans le cadre de notre coopération bilatérale, 70,000 jeunes au total ont profité de nos programmes d'échanges. Voilà qui est précieux pour l'apprentissage des jeunes. Voilà qui leur donne un avantage, leur ouvre l'esprit, complète leur formation.
Sans se tarir, le flot de ces échanges s'est réduit ces dernières années. Nous allons non seulement le rétablir, mais l'intensifier et élargir son champ. Cette semaine, avec les responsables français, nous trouverons des moyens de relancer les échanges de jeunes étudiants et de jeunes travailleurs, Nous ferons en sorte aussi que les jeunes impliqués dans nos partis politiques puissent partager leurs découvertes de la chose publique et forger des amitiés qui, dans 15 ou 20 ans, quand certains seront devenus députés ou ministres, les conduiront peut-être à renouveler à leur tour la relation France-Québec.
Mon gouvernement et celui de la France ont le souci du grand virage technologique que constitue l'inforoute. Il s'agit d'un des grands enjeux industriels, mais également culturels, de notre époque. Si l'inforoute n'est pas aussi francophone, je ne donne pas cher de l'avenir de notre culture. La semaine dernière, mon gouvernement a annoncé sa politique en matière d'autoroute de l'information. Cette semaine, nous serons en mesure d'indiquer concrètement que cette voie de l'avenir aura des carrefours importants nommés Québec et France.
Mon gouvernement et celui de la France savent que l'avenir politique, l'avenir de la création d'emploi, l'avenir du tissu social, passe par une plus grande prise en charge des leviers de décision par les autorités locales et régionales. Vous bénéficiez en ce domaine d'une expérience d'une douzaine d'années. Le tout premier geste de mon gouvernement fut de s'engager dans une décentralisation qui trouvera son aboutissement dans la nouvelle constitution d'un Québec souverain. Dans les prochains jours, la France et le Québec vont convenir d'une démarche conjointe qui nous permettra de comparer nos projets et nos expériences, afin d'identifier les pistes les plus prometteuses, comme les obstacles et les ornières à éviter.
Aider la jeunesse, construire l'inforoute et assurer la régionalisation. Voilà les trois grands dossiers qui marquent, en 1995, la revitalisation de notre relation. Voilà comment, ensemble, nous allons donner une nouvelle jeunesse à nos rapports. Voilà comment nous allons faire entrer l'axe Québec-France dans le 21ème siècle.
Vous m'avez fait l'honneur de me recevoir dans un lieu chargé d'histoire. Au moment de resserrer le lien qui nous unit, et au moment où le Québec s'engage dans une étape décisive, il me semble opportun de replacer cette année charnière dans le grand courant de l'Histoire.
Le Québec de 1995, solidaire des Acadiens et des francophones du Canada, est ce qu'il reste en Amérique du Nord de la Nouvelle-France de jadis.
Elle était grande alors la Nouvelle-France et rayonnait dans toute l'Amérique. La Conquête l'a réduite comme peau de chagrin et les aléas de l'histoire l'ont enfermée dans des frontières toujours plus étroites.
On a déporté les Acadiens, on a assimilé des milliers de Canadiens de langue française partout au Canada en leur niant jusqu'à tout récemment leurs droits élémentaires. À certaines époques, c'est par centaines de milliers que les Québécois ont émigré aux États-unis pour fuir les difficultés économiques inhérentes à un système qui les accablait. Ces saignées dramatiques ajoutaient à la précarité du sort des Québécois et des Canadiens de langue française.
Pendant tout ce temps, les relations avec la France étaient inexistantes, ce qui n'était pas pour arranger les choses. On a trop souvent reproché à la France de nous avoir abandonnés. C'est oublier les difficultés de l'époque qui contraignaient la France à s'occuper d'affaires plus immédiates. C'est oublier surtout la volonté du conquérant britannique de briser tous les liens qui pouvaient exister entre la France et son ancienne terre d'Amérique.
Quoiqu'il en soit, nous mîmes beaucoup de temps, de part et d'autre, à retisser ces liens qui nous confèrent aujourd'hui des avantages réciproques.
Malgré tout, il faut le dire et le répéter, la survivance du français en Amérique du Nord relève du miracle.
Je ne vous rappellerai qu'en passant la volonté, l'ardeur, la foi et le courage qu'il aura fallu à ces descendants de la France puis aux Québécois de toutes origines qui ont pris le français pour langue et culture, pour s'arrimer à l'Amérique du Nord sans rien perdre de leur amour-propre et de leur fidélité à eux-mêmes.
Depuis les années 1960, le Québec, vous le savez, a connu une fulgurante accélération de son histoire. Sortant de sa coquille, modernisant sa société, le Québec a testé les limites que lui impose le fédéralisme canadien. Depuis trente ans, nous avons déployé tous les efforts pour faire reconnaître la spécificité du Québec au sein de la fédération. Nous avons gagné quelques batailles -- dont celle de développer une relation directe et privilégiée avec la France-- mais, sur l'essentiel, l'autonomie du Québec est réduite un peu plus chaque année.
Cette histoire est avec nous, ce soir. C'est le bagage que nous portons. Et nous connaissons notre destination: la souveraineté. Pour nous guider dans ce voyage, nous avons la bonne fortune d'être accompagnés par deux des figures les plus marquantes de votre pays, et du mien. Ils nous ont quitté, mais on ne pourra jamais dire d'eux qu'ils sont disparus. Je veux parler bien sûr du général de Gaulle et de René Lévesque. Lorsqu'on relit les mots qu'a prononcés le général lors de sa venue au Québec en 1967, on est frappé de l'actualité de son propos.
"On assiste ici, disait-il, comme dans maintes régions du monde, à l'avènement d'un peuple qui, dans tous les domaines, veut disposer de lui-même et prendre en main ses destinées. Qui donc pourrait s'étonner ou s'alarmer d'un tel mouvement, aussi conforme aux conditions modernes de l'équilibre de notre univers et à l'esprit de notre temps."
Puis, on s'en souvient tous, il y eut le fameux balcon de l'hôtel de ville de Montréal, et quatre petits mots. René Lévesque, que vous avez reçu ici même en 1977, donc dix ans plus tard, a parlé de ce "Vive le Québec libre" comme "d'un accroc prophétique qui retentit tout autour du monde".
M. Lévesque espérait pouvoir réaliser cette prophétie au cours de son mandat. Espoir déçu. Et voici que vous recevez un autre premier ministre souverainiste du Québec. Et voici qu'il vous dit, encore, que "l'accroc prophétique" va bientôt se réaliser.
Mesdames et messieurs, je ne vous en voudrai pas si vous affichez un sain scepticisme. Je l'ai observé, déjà, ce sourire entendu, lors de mes visites précédentes à Paris.
Je suis venu en 1992, et j'ai assuré mes amis français que la timide tentative de réforme du Canada alors en cours allait échouer. J'ai alors vu ce sourire. Mais l'échec est survenu, plus retentissant que tous les précédents. Il a marqué la fin d'un grand rêve: celui d'accroître l'autonomie québécoise au sein du cadre canadien. Il a rendu permanent ce que plusieurs pensaient accidentel et forcément réparable: le fait que depuis maintenant 13 ans, la constitution du Canada a été fondamentalement modifiée, sans l'accord du Québec, dont elle a unilatéralement réduit les pouvoirs. Il ne se trouve plus aujourd'hui un seul leader politique du Canada anglais à vouloir corriger ce triste état de fait.
Je suis venu en 1993, et j'ai alors annoncé que notre ami Lucien Bouchard, chef du nouveau parti indépendantiste sur la scène fédérale, le Bloc québécois, allait balayer le Québec lors des élections législatives canadiennes. J'ai vu ce sourire. Mais le succès de M. Bouchard fut tel qu'il est devenu chef de l'Opposition officielle à Ottawa.
Je suis venu en 1994, et j'ai alors annoncé que le Parti québécois serait bientôt de retour au pouvoir pour faire la souveraineté. J'ai vu ce sourire. Mais à l'élection de septembre dernier, mon parti a réalisé la meilleure performance de son histoire, dans une élection où la souveraineté était au coeur de son programme.
Je suis de nouveau parmi vous, en 1995, pour vous annoncer ma conviction que, cette année, les Québécois se donneront un pays. Entendez-moi bien: je ne vous dis pas que l'affaire est entendue, que c'est dans la poche. Non. Les Québécois sont encore en profonde réflexion quant à leur avenir. Mais je vous dis que la victoire nous appelle, et que nous sommes en train de nous y rendre. Voici quelques-unes des raisons de mon optimisme.
Jamais, de son vivant, René Lévesque n'a pu être témoin des niveaux d'appui à la souveraineté que nous connaissons aujourd'hui chez les Québécois. Jamais, de son vivant, René Lévesque n'a pu compter sur le soutien d'un parti souverainiste à Ottawa, comme nous pouvons compter sur le Bloc Québécois. Jamais, de son vivant, René Lévesque n'a pu constater le verrouillage complet, répété et assumé du système fédéral canadien, comme nous pouvons le faire aujourd'hui. Et jamais, de son vivant, René Lévesque n'a pu assister à ce qui est en train de se produire ces jours-ci au Québec.
Pour préparer la grande décision que les Québécois seront appelés à prendre d'ici quelques mois, nous avons constitué 17 commissions qui vont faire participer des dizaines de milliers de Québécois de tous horizons et de toutes les régions à la définition de la souveraineté, sur la base d'un avant-projet de loi que j'ai déposé le mois dernier à notre Assemblée nationale. Ces commissions intègrent les parlementaires mais elles sont formées en majorité de personnalités issues de la société civile. Issus aussi d'autres familles politiques que la nôtre. Anciens ministres libéraux et conservateurs de grand renom y côtoient les députés du Parti québécois et du Bloc québécois et les représentants d'un troisième parti, l'Action démocratique.
Ensemble, ils partagent un même refus, celui du statu quo, et une même volonté, celle de donner enfin au Québec la complète maîtrise de ses décisions. Ils témoignent d'une grande richesse de vues sur ce que devrait être le Québec de l'après-souveraineté. Le Québec de l'ouverture et de la tolérance. Le Québec francophone, en prise sur le monde. Le Québec moderne, prompt à prendre les virages qu'imposent cette fin de siècle, prêt à s'inscrire dans les grands débats planétaires, impatient de contribuer encore plus qu'il ne le fait aujourd'hui au tissu économique, culturel, scientifique et politique de la vie internationale.
Bref, nous faisons en sorte que la souveraineté ne soit pas l'affaire d'un parti ou d'un gouvernement, mais qu'elle soit la grande affaire de tout un peuple, appelé à définir son projet, puis à en disposer démocratiquement lors d'un référendum. Nous qui avons l'un des plus vieux parlements du monde -dont nous fêtions le bicentenaire il y a deux ans-, nous réalisons cette année, grâce à ces commissions, une initiative démocratique novatrice, dont nous ne connaissons pas d'équivalent ici ou ailleurs. Nous apportons ainsi notre modeste contribution au renouvellement de la vie des démocraties.
J'ai d'ailleurs invité M. Séguin, qui a tant fait, ici, pour revaloriser le rôle du député, à venir observer ce processus au Québec. Cet échange s'ajoutera à ceux, fort nombreux, qui ont cours au sein de l'Association internationale des parlementaires de langue française, dont la présidence est actuellement assumée par le président de l'Assemblée nationale du Québec, M. Roger Bertrand. Et je m'en voudrais de ne pas saluer ici les efforts inlassables déployés dans ce cadre et dans d'autres, depuis de longues années, par le président du groupe interparlementaire Franco-québécois et vice-président de l'Assemblée nationale française, notre ami M. Pierre-André Wiltzer.
Aujourd'hui donc, au Québec, jamais le débat démocratique n'a été aussi vaste et ouvert. Et jamais les conditions n'ont été aussi favorables à l'accession du Québec à la souveraineté. C'est pourquoi je me sens autorisé à vous lancer un appel.
Au cours des années, observant la marche du Québec, les dirigeants français de tous les horizons politiques ont adopté une attitude qui allie la sagesse à l'amitié. Dans une de ces phrases qui sont un hommage au génie de la langue française, vous parlez à notre égard de non-ingérence et de non-indifférence.
Le sujet est pour vous délicat, car nous vous savons attachés, aussi, à vos relations avec nos voisins canadiens. Vous avez un intérêt altruiste pour les communautés francophones du Canada, et il vous honore. Au sein des forums internationaux, la France et le Canada ont souvent su s'appuyer l'un sur l'autre à bon escient. Ce fut souvent le cas, si vous me permettez cette remarque, lorsque des Québécois avaient la charge du gouvernement fédéral. Sachez que notre projet ne veut en aucune façon mettre en péril vos bonnes relations avec nos voisins canadiens. Puisque nous-mêmes, lorsque nous serons souverains, avons la ferme intention d'avoir d'excellentes relations avec Ottawa. Après une période d'ajustement, qui sait si, à trois, nous ne trouverons pas d'encore plus fructueuses convergences ?
L'avènement d'un Québec souverain mettra enfin un terme définitif aux ballets diplomatiques assez exigeants que le couple Québec-Canada impose depuis des années à ses amis du monde entier.
Mais pour atteindre cette sérénité entre États égaux en droit, il y aura un passage difficile. Lorsque le Québec, fort de la volonté démocratique d'une majorité de ses citoyens, aura résolu de franchir le seuil de la Place des nations... il devra se trouver quelqu'un pour l'y accueillir.
Je sais, M. le Président, parce que vous l'avez déjà dit haut et fort, que votre voeu est que la France remplisse cet office. Ce serait, pour reprendre le mot d'un de vos intellectuels, agir en fonction du "devoir de cohérence".
Un rapport tout récent du Sénat français exprime d'ailleurs cette réalité en des termes qui ne permettent aucune équivoque. "Si demain, écrivent les sénateurs, le peuple québécois optait pour la souveraineté, la non-reconnaissance immédiate par la France serait tenue par nos cousins du Québec pour un second abandon."
Je le cite, non pour lancer un avertissement qui serait ici superflu. Mais pour saluer la lucidité du propos, son acuité et sa franchise.
Mais je sais que cette crainte n'est pas justifiée. Depuis 30 ans, des centaines de milliers de Français et de Québécois ont fait la grande traversée pour étudier ensemble, travailler ensemble, s'amuser ensemble, concevoir et rêver, prendre racine aussi, temporairement ou de façon permanente, chez moi ou chez vous, comme je l'ai fait moi-même à Paris dans ma jeunesse. Pour prendre femme et mari, aussi, parfois, les uns chez les autres.
Je le dis donc en toute simplicité: nous nous connaissons maintenant si bien qu'il nous sera tout naturel, lorsque viendra ce moment historique, de nous reconnaître.
Je vous remercie.