NOTES POUR UNE ALLOCUTION DU PREMIER MINISTRE DU QUÉBEC,
MONSIEUR JACQUES PARIZEAU

devant les membres du Canadian Club
<<Une discussion franche entre voisins
sur le présent et l'avenir>>

Toronto, le 22 novembre 1994
(traduction)

Mesdames et Messieurs,

Je sais ce que vous pensez : il est revenu!

Eh bien! oui, je suis revenu. Et je voulais venir ici d'abord - ici, dans la métropole du Canada -, avant d'aller à New York ou à Paris.

Je suis revenu parce que nos passés et nos futurs sont interreliés. Parce que nous sommes l'un pour l'autre les meilleures relations d'affaires. Et de grands visiteurs : notre neige, vos chutes.

Parce que nous sommes voisins, somme toute, et ça, ça ne changera jamais.

La dernière fois qu'il est venu au Québec, votre premier ministre a dit que les relations entre le Québec et l'Ontario n'étaient pas d'ordre seulement économique, mais social et personnel.

Il a raison. Je suis revenu aussi pour voir quelques vieux amis. Je travaille pour le gouvernement québécois depuis le début des années soixante et j'ai noué des amitiés avec certains des meilleurs et des plus brillants Ontariens... mais je ne voudrais pas ici briser des carrières en vous dévoilant leurs noms.

L'Ontario et le Québec sont des partenaires, parfois rivaux, parfois alliés, depuis très longtemps. L'histoire, la géographie, l'économie, tout nous dit que nous continuerons de l'être, quelle que soit la décision que les Québécois et Québécoises prendront au sujet de leur avenir.

Vous aimeriez bien, je le sais, que notre partenariat continue dans la structure actuelle du Canada. Je souhaite, pour ma part, qu'il se poursuive sur des bases nouvelles et différentes. Je n'ai pas grand espoir de vous convaincre aujourd'hui que ma proposition est meilleure que la vôtre.

Mais je suis revenu parce que je veux au moins que nous comprenions mieux nos positions réciproques. Et je suis désolé de devoir vous dire que nous avons un long chemin à parcourir. Essayons de faire quelques pas aujourd'hui.

La grande question reste toujours la même : pourquoi? Pourquoi y a-t-il deux fois plus de souverainistes aujourd'hui qu'il y a 15 ans? Pourquoi les Québécois sont-ils enclins à élire autant de souverainistes à Ottawa et à Québec? Pourquoi choisiront-ils l'an prochain, comme je le crois, de se donner un pays?

Les sondeurs d'opinion et les sociologues ont examiné le phénomène sous tous les angles. La réponse est : les souverainistes québécois sont souverainistes parce qu'ils sont... québécois.

Le Québec est notre communauté. Notre société. Notre identité. Quand nous nous situons, nous ne pensons pas en termes de Québec dans le Canada et dans le monde.

Non. Nous pensons, de plus en plus, en termes de Québec dans le monde. Et nous le pensons chaque fois que nous vendons un métro en Asie du Sud-Est, que nous bâtissons un pont en Afrique, que nous avons un film en compétition pour la Palme d'or à Cannes, que l'une de nos compagnies d'informatique crée les effets spéciaux de Jurassic Park. Nous sommes membres de la communauté internationale en qualité de Québécois.

Dans les années 60 et au début des années 70, ce n'était pas aussi clair. Pierre Trudeau et René Lévesque tenaient l'un l'autre un bout de notre fibre identitaire et tiraient fort, chacun de son côté. Au départ, Trudeau avait une bonne longueur d'avance. Soixante-dix pour cent des francophones québécois se disaient << Canadiens >> quand on les interrogeait sur leur identité. Un quart de siècle plus tard, les proportions sont exactement l'inverse. Cet automne, 70 % des francophones québécois affirment que leur identité est << québécoise >> et non << canadienne >>. C'est l'aboutissement d'une longue et constante évolution.

Et c'est ça, plus que tout, qui fait de la souveraineté du Québec une force irrésistible. Elle peut être combattue, écartée momentanément, retardée, mais, à un moment donné, tôt ou tard, l'identité québécoise se traduira en votes pour la souveraineté. Alors, pourquoi attendre?

Mais qu'est-ce que ça signifie, au juste, l'identité? C'est un sujet qui occupe et préoccupe une foule d'universitaires et d'écrivains canadiens : l'identité canadienne.

Eh bien! prenons cet exemple justement. Pourquoi les Canadiens ne s'intégreraient-ils pas aux États-Unis? Je ne le propose pas, je ne fais que poser l'hypothèse. Pourquoi pas? Vous parlez la même langue, vos économies sont étroitement liées. Vous avez les mêmes débats au sujet du contrôle des armes à feu, de l'éducation, des minorités. Le chevauchement entre votre culture et la leur est probablement sans équivalent dans le monde, en ce qui concerne deux pays voisins. La pollution n'a pas de frontières, alors pourquoi ne laisseriez-vous pas tout le dossier aux soins de l'EPA?

Les détestez-vous? Non. Êtes-vous étroits d'esprit parce que vous ne voulez pas partager le pouvoir politique avec eux? Etes-vous pour autant intolérants? xénophobes? tribaux? Bien sûr que non.

Ils ne font pas partie de votre communauté. Ils ne partagent pas votre identité. C'est tout.

Je crois, pour ma part, qu'il y a de solides arguments à faire valoir en faveur de l'identité canadienne. Je crois qu'il devrait y avoir - que dis-je? qu'il doit y avoir - un État canadien distinct en Amérique du Nord.

Mais alors ne pouvez-vous pas voir qu'il y a des raisons encore plus fortes pour l'existence d'un État québécois distinct en Amérique du Nord? Tocqueville disait que la langue est probablement le lien le plus fort et le plus durable qui unisse un peuple. Nous avons cette différence. Notre culture se nourrit quotidiennement d'un apport considérable d'autres pays francophones et présente une production tout à fait remarquable pour une petite nation. Le chevauchement de notre culture et de la vôtre est beaucoup moindre que celui que vous connaissez avec votre voisin américain.

Notre différence s'inscrit dans notre système juridique, dans la variété de nos influences intellectuelles, dans le développement de ce que nous appelons la << concertation >>. Vous avez vos Credit Unions, je sais. Mais les nôtres sont le principal employeur privé. S'agit-il là d'un facteur déterminant? Je n'en suis pas sûr. Mais je sais qu'aucun n'est plus important que notre volonté, au Québec, d'agir comme une nation. Cette volonté existe aussi chez vous. Elle s'est manifestée très clairement durant le débat de Meech, dans vos prises de positions à Charlottetown et lors des dernières élections fédérales. Votre volonté nationale et la nôtre ne convergent plus. Elles nous dressent désormais l'un contre l'autre presque chaque jour. Il faut que ça cesse.

Vous allez me dire que mon argumentation est boîteuse; que l'histoire n'a pas placé le Canada dans les États-Unis, mais qu'elle a placé le Québec dans le Canada. C'est vrai. Mais pour vous montrer jusqu'où va ma culture, permettez-moi de vous citer le capitaine Kirk lui-même, qui dans The Undiscovered Country, dit fort à propos : << Nous n'avons pas encore tout à fait épuisé l'histoire. >>

Quelqu'un d'un peu plus intellectuel, Zbignew Brzezinsky, dans l'un de ses essais, a cité le Québec comme exemple d'une nation en quête d'autonomie. << Il ne s'agit pas, écrit-il, d'un retour aux émotions ou au style exalté du nationalisme du 19e siècle >>, mais d'un nationalisme moderne qui << accepte comme un idéal, continue-t-il, l'intégration fonctionnelle de régions et même de continents entiers. >> Bref, il en conclut que c'est là << un reflet de ce désir d'un sens plus défini de la personnalité dans un monde de plus en plus impersonnel >>.

Au début du mois, le prix Nobel d'économie, l'Américain Gary Becker, s'est servi de l'exemple du Québec pour exprimer la même idée, disant que ce genre de nationalisme "émerge simplement au-dessus de la vague du commerce mondial pour forger de nouvelles nations".
De fait, les Québécois sont, en Amérique du Nord, le groupe qui a défendu le plus activement le libre-échange.

Un grand nombre de mes concitoyennes et concitoyens québécois -- une majorité, en fait -- ont cru longtemps que notre volonté nationale pourrait trouver sa place dans l'État canadien. Ils ont demandé un statut spécial, qu'ils ont appelé << deux nations >>. Plus récemment, on l'a appelé << fédéralisme asymétrique >>. Pour ma part, j'ai toujours été d'accord avec Pierre Trudeau là-dessus. Il pensait qu'un statut spécial pour le Québec n'était qu'une étape transitoire vers la souveraineté. D'autres, comme mon ancien patron, le Premier ministre Jean Lesage, croyaient que seul un statut spécial pour le Québec pourrait sauver le Canada.

Nous ne le saurons jamais maintenant, n'est-ce pas? D'abord, le rapatriement de la constitution, puis les épisodes de Meech et de Charlottetown ont montré assez clairement que le Canada n'a aucune inclination pour des provinces inégales. M. Chrétien nous dit chaque semaine qu'il n'y a pas de réforme constitutionnelle en vue. Rien qui mijote, ni sur le rond avant, ni sur le rond arrière. Je pense même qu'il a jeté les chaudrons! Le premier ministre du Canada exprime là un très large consensus canadien. Au sujet d'un traitement spécial pour le Québec, Roy Romanow disait l'autre jour et je le cite : << ... c'est trop explosif. Ça risque d'entraîner une réaction, un choc en retour extrêmement négatif à l'extérieur du Québec. >> Il a raison.

Nous sommes donc arrivés à ce tournant critique où le rêve d'un Québec plus autonome au sein du Canada est mort et enterré. Où le seul moyen qui reste aux Québécois d'assumer leur différence est de devenir pleinement souverains, indépendants.

Il est clair que vous souhaitez, pour la plupart, que ça n'arrive jamais, et certains parmi vous s'attendent à ce que les forces fédéralistes triomphent au référendum, l'an prochain. Et après, qu'arriverait-t-il?

L'autre jour, M. Chrétien affirmait devant l'aile ontarienne de son parti qu'un vote pour le Non l'an prochain, et je le cite, << réglerait le problème >>. Il a dit aussi qu'on pourrait alors, je le cite encore, << oublier toute cette affaire >>. N'est-ce pas là le rêve de tout le Canada anglais? Régler cette affaire une fois pour toutes.

Je me mets à votre place. Ce problème du Québec est comme une séance interminable chez le dentiste.

Québec veut plus de pouvoirs, plus d'autonomie : vous ne dites jamais oui et la fraise du dentiste continue de limer.

Y mettrait-on fin avec un vote pour le Non l'an prochain, comme le promet M. Chrétien? Le Globe and Mail a publié, le printemps dernier, un sondage montrant que 70 % des Québécois et Québécoises veulent que la plupart des politiques soient décidées à Québec. Alors? En termes simples, ils veulent que toutes les lois soient votées à Québec, tous les impôts prélevés par Québec et tous les traités signés par le gouvernement du Québec. 70 %. C'est la définition de la souveraineté, ça! Toutes les lois, tous les impôts, tous les traités. Et ma tâche, dans les mois qui viennent, est de le faire comprendre à une majorité de Québécois et de Québécoises. << Si vous voulez A et B et C, vous voulez la souveraineté. >> C'est ce que je dis.

Pour les besoins de notre entretien aujourd'hui, disons que je ne réussisse pas tout à fait l'an prochain. Allons même plus loin, et entrevoyons la possibilité que je sois éventuellement remplacé par le chef libéral du Québec, M. Daniel Johnson. (Je vois déjà des sourires se dessiner!) Croyez-vous que M. Johnson dirait que tout va bien? Certainement pas. Il vient de promettre qu'après le référendum, il mettrait au point une nouvelle version des demandes traditionnelles du Québec. Son leader parlementaire parle même de redemander Meech. Vous vous souvenez de Meech? On y reviendrait.

Et cette fois, disons que 45 % à 48 % des Québécois auraient répondu oui à une question claire sur la souveraineté. Un résultat beaucoup plus fort qu'en 1980, où la question portait sur un << mandat de négocier >>. Ne pensez-vous pas que M. Johnson claquerait les portes d'Ottawa en disant : << Le mandat donné par le Québec pour plus d'autonomie est parfaitement clair. Livrez la marchandise, sinon la prochaine fois vous risquez de ne pas être aussi chanceux >> ?

Je ne vous raconte pas d'histoires. Il y a une dizaine de jours, au Québec, le chef conservateur Jean Charest a promis que si le Non l'emportait au référendum, il mettrait de l'avant un nouveau concept : la souveraineté partagée entre le Québec et le Canada. Quelques semaines auparavant à Laval, il avait trouvé une autre expression pour le dire : souveraineté-association. Une expression fort jolie!

Maintenant, rappelez-vous que c'est au cas où le Non l'emporte. Et que c'est un chef fédéraliste québécois qui parle.

Le président de la firme Environics, M. Michael Adams, qui a été un bon observateur de la société québécoise ces dernières années, tirait les conclusions suivantes cet automne dans le Toronto Star : << Mon interprétation du paysage social de la société distincte, écrivait-il, m'amène à faire mes propres pronostics et à dire qu'ils ne partiront jamais ni ne seront jamais vraiment satisfaits. >> Il continuait ainsi : << Le souhait anglophone d'un vote final pour "rester" ou "partir" se trouvera frustré. >>

Ce n'est pas ce que vous voulez. Et ce n'est pas ce que je veux, non plus.

Mais c'est là ce que MM. Chrétien, Johnson et Charest offrent : une impasse perpétuelle.

Les Québécois eux-mêmes, qui n'ont pas encore pris de décision finale, songent à laisser Lucien Bouchard et ses députés à Ottawa, quelle que soit l'issue du référendum. Vous avez vu le sondage à cet effet dans le Globe? Je suis loin d'être certain que ça coïncide avec les projets d'avenir de M. Bouchard, mais ça montre qu'une victoire du Non ne pourra mettre fin à la question du Québec. Pensez-y: des séparatistes installés pour de bon à la Chambre des Communes.

Ce ne sont pas des anecdotes. Quand 70 % de votre population francophone sent, en son âme et conscience, qu'elle est québécoise avant tout; et quand elle veut que toutes les décisions soient prises à Québec, alors de deux choses l'une : ou cette population s'en va se donner un vrai pays; ou bien elle reste et vous offre une interminable séance chez le dentiste.

L'impossibilité d'aboutir à un consensus significatif d'un océan à l'autre.
L'impossibilité de réformer le Sénat. Ou de renverser la distribution des pouvoirs fiscaux au pays.
On ne peut fermer une base militaire, verser une subvention, remanier un cabinet sans buter sur le Québec.

Comment faire pour rétablir notre partenariat d'une façon qui permettrait de satisfaire l'urgent besoin d'autonomie du Québec, en même temps que la volonté de cohésion et de réforme du Canada?

D'abord, en reconnaissant quelque chose que nous avons vraiment en commun. Quelque chose que nous devrions grandement apprécier.

En septembre, un éditorial du Washington Post traitait du débat pour la souveraineté et de nous. On y disait que, parmi tous les grands réarrangements nationaux en cours dans le monde, le nôtre ressortait comme un exemplaire. Je cite : << Il s'agit d'un combat remarquablement civilisé, mené au moyen d'élections démocratiques. Des mots, des arguments et des votes - non des balles - sont les armes choisies. C'est là une réalisation dont l'importance ne devrait pas être sous-estimée. >> Fin de la citation.

Au nom de tous les Québécois et Québécoises, je jure d'être fidèle à cette attitude vraiment canadienne.

La deuxième chose que nous devrions faire, quoi qu'il arrive, c'est de nous respecter mutuellement. Nos valeurs mutuelles, nos réalisations mutuelles.

Je le dis avec tristesse, le respect pour le Québec et la population du Québec est en voie de disparition au Canada depuis, disons, cinq ans.

Il est devenu coutumier, au Canada anglais, de caricaturer le Québec comme une société repliée sur elle-même et intolérante. Les livres anti-Québec sont des best-sellers. En quelques années, les Québécois sont devenus la seule minorité nord-américaine qu'on peut dénigrer ouvertement.

Au Québec, il y a beaucoup d'auteurs ou de journalistes qui critiquent le système fédéral. C'est vrai. Mais des éditoriaux désobligeants contre la société canadienne-anglaise? Je n'en ai point vu. Des best-sellers sur l'antisémitisme à Toronto dans les années trente? Il n'y en a pas.

Je ne soulèverais pas ici la question si un nombre substantiel de voix au Canada anglais s'opposait vigoureusement à cette nouvelle vision déformée du Québec. Mais personne ne s'y oppose. Ces faussetés sont en train d'éroder le fondement de confiance et de respect sur lequel nos relations doivent reposer. Et puisque je suis le premier représentant du peuple québécois, je défendrai ici la cause du Québec. Il est maintenant politiquement correct, au Canada-anglais, de considérer le Québec comme une société fermée, rétrograde, ethnique. Cette perception est malsaine. Il ne sera pas dit que nous l'avons laissée se répandre sans réagir.

Je pense que l'accusation la plus répandue et la plus grotesque concerne la nature ethnique du Québec ou du nationalisme québécois. C'est devenu maintenant une idée reçue, qui circule de Saint-Jean, Terre-Neuve, à Victoria : << Là-bas, au Québec, si vos ancêtres ne viennent pas de France, vous êtes foutus! >>

Vous allez être frappés d'étonnement peut-être, mais la société québécoise est quasi-indifférente à l'ethnicité. D'accord, elle ne l'est pas pour la langue. Comme toute autre nation dans le monde, nous attendons des nouveaux arrivants qu'ils apprennnent la langue de la majorité, comme vous d'ailleurs. Mais, une fois ce pas franchi, nous nous soucions seulement du mérite.

Écoutez, trois de nos six derniers premiers ministres venaient d'une famille irlandaise. L'arrière-grand-père de Daniel Johnson ne parlait pas couramment le français? Qui s'en soucie? Dans le gouvernement qui a adopté la loi controversée sur l'affichage en 1988, à un moment donné, tous les portefeuilles concernant la culture, la langue ou les affaires étrangères étaient détenus par des gens appelés Frulla, Cannon, Ciaccia et, oui, Claude Ryan, l'ancien directeur du Devoir. Aucun de leurs ancêtres ne venaient de Normandie. Ça n'a fait aucune différence pour les électeurs ou les chroniqueurs. Ils étaient des ministres du Québec. Point.

Dans mon parti même, il y eut un moment où le président était un Johnson, la vice-présidente une Assimopoulos. Notre premier député élu s'appelait Burns, et sur les quatre derniers chefs de notre section jeunesse, l'un était né en Uruguay et l'autre au Laos. Et après? Ils étaient québécois. Un point, c'est tout.

Nominations alibis? Alors que pensez-vous de ça: l'actrice choisie pour représenter la paysanne québécoise traditionnelle dans la série télévisée la plus regardée de l'histoire du Québec s'appelle Marina Orsini. Depuis combien de générations sa famille est-elle installée au Québec? Je l'ignore. Personne n'a songé à poser la question.

Lorsque je préparais ce discours, on m'a appris qu'à un certain moment, à la fin des années 80, notre ministre de la Justice, le juge en chef de la Cour supérieure du Québec, le juge en chef de la cour d'appel du Québec et le Bâtonnier du Barreau étaient tous membres de la communauté juive du Québec. C'est le Congrès juif canadien qui a dressé cette liste. J'ai connu ces gens individuellement. Des personnes d'un grand mérite. Il n'est jamais venu à l'esprit de quiconque de rassembler cette information et de s'écrier : hé! toute une coïncidence pour une communauté qui fait moins de 1 % de la population! Ces gens n'ont pas atteint de telles fonctions à cause ou en dépit de leur généalogie. Nous nous intéressons seulement, pour citer quelqu'un, à << la force de sa personnalité >>.

L'antisémitisme. Bon an mal an, le B'nai Brith nous apprend qu'il y a deux à trois fois plus d'actes antisémites dans la seule ville de Toronto que dans tout le Québec. Un seul de ces actes est de trop. Mais pourquoi s'acharner sur notre cas?

Au moment où Mordecai Richler, grand auteur de fiction, vendait 85 000 exemplaires de son livre qui dénonce le soi-disant tribalisme de la société québécoise, les trois figures les plus populaires de la télévision francophone au Québec, à part Marina Orsini, se nommaient Norman Brathwaite, Julie Snyder et Sonia Benezra. Pour les francophones québécois aujourd'hui, ces trois personnes comptent parmi les meilleurs représentants du monde du divertissement au Québec.

Parmi nos chroniqueurs les plus populaires, on peut mentionner les noms de Pierre Foglia, Nathalie Petrowski et Franco Nuovo. Leurs ancêtres habitaient bien loin de la Nouvelle-France, mais ils n'en sont pas moins reconnus comme des voix du Québec moderne. Il n'y a pas à s'en étonner, quand on sait que le taux de mariage des Québécois francophones avec des non-francophones coïncide avec la proportion de ceux-ci dans la population; et que l'adoption internationale est si populaire que, l'an dernier, les Québécois ont adopté trois fois plus de bébés nés à l'étranger qu'au Québec.

Je dirais que ce n'est pas là l'attitude d'une population obsédée par l'ethnicité.

La seule fois que l'ethnicité est apparue sous les feux de la rampe au Québec, ce fut lorsqu'Ovide Mercredi est venu nous dire que nous ne pouvions devenir un pays souverain, pour la raison précise que les Québécois n'étaient pas assez purs ethniquement. Nous n'avons pas trouvé l'argument convaincant, mais nous l'avons pris comme un compliment.

Les accusations sans fondement au sujet du prétendu esprit paroissial du Québec ont aussi quelque chose d'étrange. Considérez cette réalité : notre taux de bilinguisme est trois fois plus élevé que le vôtre. Selon un instrument de mesure, un tiers des adultes québécois ne parlent que le français. Ne s'agit-il pas là d'un critère révélateur? La capacité d'accéder à une autre culture directement?

Permettez-moi de l'expliquer ainsi. Être québécois francophone, nationaliste, voire souverainiste ne signifie pas qu'on soit anglophobe. C'est un peu comme la nage. Nous savons que nous devons nager, nous sommes entourés d'eau. Et quand il le faut, nous aimons nager - car lorsque Clint Eastwood joue dans un western, on aimerait bien ne pas l'entendre parler en argot parisien. Nous voulons que tous nos enfants apprennent à nager. Mais nous n'aimons pas être poussés dans la piscine.

Nos minorités, maintenant? C'est sûr, il y a encore place pour l'amélioration.

Mais, en termes de respect pour leurs différences culturelles, nous ne faisons pas trop mauvaise figure. Les peuples autochtones dans le nord du Québec ont conservé leurs langues dans une très large proportion : 90 %. C'est presque deux fois le taux correspondant pour les autochtones du nord de l'Ontario.

Le chef cri Matthew Coon-Come reconnaît parfois le fait que les programmes du Québec reliés à la convention de la Baie James accroissent la proportion de son peuple qui peut assurer sa subsistance par la chasse et le trappage.

En interview, M. Coon-Come a déclaré que la politique québécoise de sécurité du revenu pour les chasseurs et les trappeurs est, et je le cite, << un succès qui nous est envié par tous les autochtones du Canada et d'ailleurs >>. Nous sommes heureux d'avoir été utiles.

Dans les années 70, nous avons été les premiers au Canada à signer un traité moderne avec des groupes autochtones. Dans les années 80, nous avons été les premiers au Canada à reconnaître l'existence des groupes autochtones comme nations distinctes. Dans les années 90, nous avons promis d'accorder aux nations autochtones du Québec un degré d'autonomie gouvernementale qui soit égal ou supérieur à tout ce qui peut exister sur le continent.

Cela signifie-t-il que nous sommes satisfaits et que notre tâche est accomplie en ce qui concerne les droits des minorités? Non, bien sûr. Entre autres choses, nous avons mis sur pied des programmes d'accès à l'égalité dans les instances gouvernementales et locales, comme vous l'avez fait. Dans l'ensemble, je m'associe à une évaluation de la situation faite il y a deux ans par l'un des critiques les plus durs de la société québécoise et du nationalisme québécois: le quotidien The Gazette. Dans un éditorial qui réfutait certains des préjugés que je tente de dissiper ici aujourd'hui, le journal déclarait : << Il y a du racisme au Québec, et de l'antisémitisme, comme il y en en Ontario, en Alberta et presque partout sur la planète. Mais de quelque façon qu'on l'envisage, le Québec est une société tolérante et accueillante. >>

La même chose s'applique à notre minorité la plus importante, la communauté anglophone. On pourrait débattre sans fin des lois sur l'affichage et sur l'école, et comparer nos scores. L'Ontario, par exemple, a posé récemment un geste très important pour l'éducation post-secondaire en français. Par contre, pour prendre un autre exemple, nous ne sommes guère impressionnés par les services en français offerts aux militaires à Kingston - mais c'est une autre histoire.

A la fin, quel est le résultat qui compte? Je pense que c'est la possibilité pour une communauté minoritaire de maintenir son existence durant une longue période. Sa capacité de ne pas être assimilée par la culture majoritaire.

Eh bien! le taux d'assimilation des Anglo-Canadiens au Québec est de zéro pour cent. Zéro.

Et à l'extérieur du Québec, quel est le résultat correspondant? Selon les dernières statistiques fédérales, le Canada anglais assimile sa minorité francophone au taux de 33 % par génération. N'était du Nouveau-Brunswick, où Frank McKenna fait un effort extraordinaire, le taux serait de 42 %.

Nous avons beaucoup d'espoir concernant nos concitoyens et concitoyennes anglophones une fois que nous serons indépendants. Nous ne voulons perdre aucun d'entre eux. Ils font partie de ce que nous sommes. Ils ont aidé à bâtir nos villes et notre économie. Nous sommes fiers de Leonard Cohen comme de Félix Leclerc. Nous reconnaissons Norman Bethune comme l'un des nôtres, autant qu'Armand Bombardier. Et nous apprécions que McGill ait été reconnue comme la meilleure université au Canada anglais.

Pour que les choses soient bien comprises, nous avons promis, et je le répète ici, d'inscrire dans la constitution du Québec, en termes clairs, sans ambiguïté, le droit de nos concitoyens anglophones à l'école en anglais, de la maternelle à l'université; le droit pour les communautés anglophones de contrôler ses écoles. Le droit d'avoir accès aux cours de justice et à l'Assemblée Nationale du Québec en anglais. Il nous paraît évident que la communauté anglophone doit participer à l'élaboration de la constitution d'un Québéc souverain. Et il faut trouver une formule pour faire en sorte que, par la suite, aucun changement constitutionnel les concernant ne soit effectué sans leur consentement. Nous entendons aussi maintenir dans la loi le droit d'obtenir des soins médicaux en anglais. Quand nous rapatrierons notre part de Radio-Canada, nous maintiendrons un service public de radio et de télévision en anglais.

La souveraineté du Québec ne signifie pas que nous nous désintéressons du sort de nos voisins francophones du Canada.. Notre accession au statut d'État souverain nous imposera au contraire des responsabilités particuières envers eux. La ministre responsable de ce dossier, madame Louise Beaudoin, qui est avec moi aujourd'hui, et qui rencontrait ce matin des représentants de la francophonie ontarienne, est en train d'élaborer une politique nouvelle, plus généreuse, du Québec envers ses voisins francophones. Elle nous en fera part d'ici quelques mois.

Je peux cependant vous indiquer les avenues dans lesquelles nous voulons nous engager. Nous entendons favoriser la multiplication de partenariats de nature économique entre les francophones du Québec et d'ailleurs au Canada. Nous aimerions pouvoir ouvrir les portes de certaines de nos institutions d'enseignement supérieur aux francophones qui n'y ont pas accès, chez eux. Nous examinons la possibilité d'ouvrir plusieurs programmes gouvernementaux québécois, notamment culturels, aux autres francophones.

J'ai parlé tout à l'heure de notre attachement commun au règlement démocratique de nos différences. J'ai fait appel au respect mutuel pour chacune de nos sociétés. Mais je n'ai encore rien dit au sujet de notre future relation. Comment y arriver?

D'abord, bien sûr, un débat ouvert. Si les politiciens ontariens veulent venir défendre la cause de l'unité au Québec au cours de la campagne référendaire, aucun problème... M. Chrétien, un bon Québécois de Shawinigan, n'a pas besoin d'invitation. Il est des nôtres, et puis nous sommes en désaccord depuis si longtemps... Et si M. Preston Manning, M. Rae et M. Harris veulent venir, nous serons amicaux et polis. Mais il se peut bien que nous les contredisions. Et que nous gagnions.

Envisageons donc cette possibilité. Nous gagnons. Nous devenons un pays. A l'extérieur du Québec, vous devriez vous préparer à cette possibilité. Par simple prudence.

Après des années de vie commune, nous sommes comme des conjoints avec deux enfants dont nous aurons la garde partagée.

Le plus jeune n'est pas celui dont nous sommes le plus fiers. Il prend un peu trop de poids et il est presque incontrôlable : j'ai nommé la dette fédérale.

Il n'y a pas moyen de s'en sortir : cette dette existe. Elle est énorme. Et nous, Québécois, en partageons la responsabilité. Ainsi donc, pour la première fois dans l'histoire du Canada, le Québec ne recevra pas de chèques d'Ottawa, mais lui en enverra. L'endettement est un lien solide.

L'aîné de ces enfants est bien différent. Il n'est pas toujours ce qu'il devrait être, mais nous le trouvons plus qu'approprié : le dollar canadien.

Certaines personnes croient que les Québécois sont au Canada des sortes de touristes qui utilisent la devise locale. Dans les faits, les premiers dollars émis en ce pays ont été imprimés par la Banque de Montréal. Quand le gouvernement s'en est chargé, les Québécois composaient la majorité de la population du Canada, et six autres provinces devaient encore s'y joindre. Alors, vous voyez, nous sommes pour beaucoup les cofondateurs et les copropriétaires de cette devise. Avec vous, nous en avons fait ce qu'elle vaut.

Au moment où je vous parle, les Québécois détiennent 110 milliards de ces dollars. C'est tout un actif. Nous ne pourrions imaginer le remettre à la Banque du Canada. Que nous donneriez-vous en retour? ...... Je ne vois rien.

Nous devrons donc conserver la garde partagée de cet enfant aussi.

Beaucoup de Canadiens pensent que le Québec veut être souverain, mais garder la clé du garde-manger canadien. Un rapporteur d'un groupe de discussion ontarien de la Commission Spicer a résumé le sentiment des Ontariens de cette façon, et je cite: << On perçoit le Québec comme un adolescent qui veut sa propre chambre, son téléphone, et ainsi de suite, mais qui s'attend encore à recevoir de l'argent de papa. >>

Je veux que ce soit bien clair : le but de la souveraineté est de devenir pleinement responsables de nos succès et de nos échecs. Ce qui veut dire que nous sortons de la cagnotte commune. Complètement.

Imaginez: les animateurs de lignes ouvertes en Ontario, en Alberta, en Colombie-Britannique ne pourront plus déblatérer contre un Québec qui prend plus que sa part du gâteau. Les niveaux de stress baisseront énormément.

Il faudra encore départager la dette et les actifs. Le Québec peut devenir souverain, et le deviendra probablement, avant que cette négociation soit terminée. Mais ni le Canada ni le Québec ne profiteraient de l'incertitude qui pourrait régner sur les marchés financiers. Avant qu'on en arrive à un accord final, il faudra donc s'entendre sur des mesures provisoires.

Je m'attends à ce que vous trouviez vos négociateurs les plus compétents, les plus durs, les plus coriaces, se battant fort pour les intérêts du Canada anglais et rien d'autre.

De notre côté, nous trouverons aussi quelques personnes de grand calibre. Et quand tout le monde sortira de la salle, nous devrions avoir l'accord post-nuptial le plus inattaquable qu'aucun couple n'ait jamais eu. Les Canadiens et les Québécois doivent pouvoir dire: << C'est net, c'est juste, c'est dans notre intérêt. >>

Et le fait de savoir que personne n'a été floué dans cette affaire sera le fondement de nos rapports futurs.

Après, les intérêts économiques prennent le dessus. Nous sommes dans une zone de libre échange. Au Québec, nous appelons cela une association économique. La souveraineté, avec une association économique avec le Canada. Ça veut dire que les entreprises ontariennes vendront encore à leurs clients du Québec. Ça signifie que les banques ontariennes feront encore des affaires dans les villes québécoises; que les entreprises de ventes en gros et de services commerciaux de l'Ontario conserveront le marché lucratif qu'ils ont actuellement au Québec.
Ça signifie également que des sociétés québécoises viennent parfois investir à Toronto, comme Bombardier l'a fait avec de Havilland et UTDC. Pour préserver et créer des emplois.

Rien de cela n'exige qu'on négocie des arrangements complexes. Nous pouvons simplement nous entendre pour ne pas dresser de nouvelles barrières où il n'en existe pas actuellement. Nous venons tout juste d'ouvrir les soumissions publiques au Québec beaucoup plus largement aux entreprises de l'Ontario et du Nouveau-Brunswick. Nous n'avons aucune intention de revenir en arrière.

De la même façon que le Canada fait partie de la zone de libre-échange nord-américaine, tout en percevant tous ses impôts au Canada, nous voulons maintenir notre association économique avec le Canada, tout en percevant tous nos impôts au Québec. Les Européens le font. Les Nord-Américains le font. Pourquoi pas nous?

Certains points sont plus complexes, bien sûr. La question de l'union douanière, par exemple. A la fin de la journée, nous pourrons évaluer que cela en vaut la peine. Alors, il faudra trouver une place au Québec dans la définition d'une politique commerciale conjointe. Sinon, nous nous en passerons. Les derniers accords du GATT rendent les tarifs qui restent une espèce en voie de disparition, de toute façon.

Une autre question plutôt simple, quoique je n'ai pas encore rencontré un seul Canadien qui ne soit confondu par la désinformation qui l'entoure. Je parle de la citoyenneté dans un Québec souverain. Qu'en sera-t-il? La citoyenneté québécoise, bien sûr.

Eh bien, elle sera accordée à chaque résident du Québec, à tous ceux et celles qui sont nés au Québec ou nés à l'étranger de parents québécois. Nous délivrerons des passeports québécois.

Et comme le Canada et de nombreux autres pays, nous admettrons librement la double citoyenneté. Moi-même, je garderai probablement mon dernier passeport canadien, comme le souvenir d'un vieil ami. D'autres au Québec voudront garder leur citoyenneté canadienne. Ce n'est pas nous qui en déciderons, ce sera eux.

Quand on lit la loi du Canada à ce sujet, il est tout à fait clair que les citoyens canadiens vivant dans d'autres pays ne peuvent être dépossédés de leur citoyenneté. Certains disent que le Canada pourrait adopter une loi qui crée deux classes de Canadiens vivant à l'étranger : ceux qui habitent dans le pays étranger nommé Québec, et ceux vivant dans tous les autres pays étrangers. Cela passerait-il le test de la Charte des droits? J'en doute fort. De plus, cela voudrait dire qu'on punirait les gens mêmes qui auraient voté en faveur du Canada.

Il y en a au Québec qui pensent que cette association avec le futur Canada devrait être beaucoup plus développée. Atteindre un niveau politique, comme la communauté européenne. Je ne suis pas très chaud pour ces idées, quoique je les respecte. Et puis, qui sait ce que l'avenir nous réserve. M. Lucien Bouchard a déjà fait une remarque très pertinente à ce sujet, quand il a dit: << Si cela advient, les propositions devront venir du Canada anglais. >> Je pense que ce serait sage.

Je ne veux pas abuser davantage de votre patience, je vais donc terminer sur une réflexion.

D'abord à propos de ce que nous, souverainistes, nous promettons aux Québécois et aux Québécoises. Nous ne disons pas que l'indépendance est une mine d'or. Nous ne disons pas qu'il y aura des emplois pour tout le monde. En fait, la brochure qui est notre moyen d'information le plus diffusé - << La souveraineté, pourquoi? comment? >> - commence par le paragraphe suivant :

<< Le Parti québécois a comme objectif fondamental de réaliser démocratiquement la souveraineté du Québec. La souveraineté ne réglera pas tous nos problèmes d'un coup de baguette magique. Mais elle seule nous permettra de formuler nous-mêmes les choix qui façonneront notre avenir comme peuple, de façon autonome et responsable. >>
Fin de la citation.

C'est là tout notre credo : la démocratie, l'autonomie, la responsabilité.

Je le dis parce que je sais qu'il y a une forte tentation de dépeindre les gens avec lesquels nous sommes en désaccord comme des démagogues, des idiots et des méchants.

Le débat sur l'avenir du Québec sera rude et oui parfois pas mal émotif. Mais laissez-moi vous donner un bon conseil. Quand vous entendrez des déclarations déraisonnables à notre sujet, qui nous caricaturent comme des faibles d'esprit, des minables, montrez un sain scepticisme.

Ce n'est à l'avantage ni des Canadiens, ni des Québécois de se traiter autrement qu'avec courtoisie et respect.

Parce que, après tout, nous serons voisins pour toujours.

Merci.


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